Le long Pénible Chemin de la Syrie

(cet article est disponible en anglais ici)

 

Sur les lignes de front à Alep, on peut sentir la poudre à canon mais on sent aussi la dépression qui traîne dans l’air et qui est bien plus épaisse que la fumée avec des effets bien plus néfastes. Les combattants peinent à voir à travers cette sensation de déprime mais ils avancent de toute façon car ils n’ont pas le choix.

"Fallait-t- commencer cette révolution? Je ne sais pas" un commandant de brigade de l’Armée Syrienne Libre (ASL) me dit peu de temps après mon arrivée à l’Alep en octobre. Je le rassure en répondant que la révolution était une bonne idée et qu’il fallait la faire, qu’ils se battaient pour leur propre liberté et en même temps pour la liberté des millions de personnes dans le monde inspirés par leurs exemples.

Il n’était pas convaincu. Il m’a répondu tout simplement comme s’il acceptait solennellement son destin: "Nous nous battrons ou nous mourons. Nous n’avons plus le choix maintenant."

J’arrivais tout juste d’une révolution meneuse en Libye. Nous qui avons combattu dans la Révolution Libyenne, nous n’avons jamais douté de la justesse de notre combat et le succès finale de notre cause. Nous ne sommes jamais posés de telles questions. Début mars, avant que les forces de Kadhafi m’aient capturé, avant l’intervention de l’OTAN dans la guerre, nous étions certains de la victoire. Il est vrai que ceux qui partaient au front n’étaient pas si nombreux et beaucoup d’hommes se tenaient à l’écart en attendant que l’armée moderne de Kadhafi nous extermine. Mais ceux qui sont allés au front, ceux qui avaient le courage de combattre l’armée moderne de Kadhafi avec des AK-47s et des mitrailleuses DShK étaient convaincus que, d’une façon ou une autre, nous allions gagner.

Avec le recul, je me rends compte que nous étions trop confiants. J’étais capturé une semaine avant que l’OTAN entre dans le conflit. Sans l’appui de l’OTAN, le combat en Libye aurait probablement continué et je serais encore en prison. Nous avons sous-estimé le nombre de personnes prêtes à se battre pour Kadhafi et aussi leur combativité. Même avec l’appui aérien de l’OTAN, il a fallu huit mois pour gagner la guerre sans l’OTAN, la guerre en Libye aurait pu durer des années.

Mais dans nos cœurs, nous n’avions pas tort et, même aux moments les plus difficiles, quand nous regardions nos camarades en train de mourir ou quand les tirs de l’ennemi tombaient si forts que chacun priait silencieusement en sachant qu’à n’importe quel moment cela pourrait être son dernier. Mais nous n’avons jamais failli dans notre détermination. Le moral était bon, la plupart des libyens nous soutenaient ouvertement, la propagande de guerre était dynamique et, peut-être le plus important, on savait que partout dans le monde, on nous soutenait.

Donc, lorsque j’entendais un commandant de brigade de l’ASL mettre tout en question, c’était un choc pour moi. Je pensais qu’il plaisantait et j’ai souri. Mais mon sourire a vite disparu quand je me suis rendu compte qu’il était sérieux, et une partie de moi voulait avancer vers lui et le prendre par le col, de crier qu’il y avait déjà 60.000 morts et que c’était une honte, une trahison en effet, qu’un commandant de l’ASL pourrait exprimer de tels doutes à propos de la révolution. Pas de façon méprisable, ce n’est pas dans ma nature, mais juste assez vigoureusement pour essayer de le secouer et de le ramener à la réalité.

Mais je ne l’ai pas fait. Car ce n’était pas à sa réalité à lui que je le ramènerai, mais à la mienne. La révolution en Syrie est très différente de celle de la Libye. Maintenant je sais ce qu’on peut ressentir quand on est du côté des perdants, quand on subit des tirs d’artillerie et des bombardements aériens, et sans le soutien sans faille de la majorité de la population. 

Cet homme avait beaucoup de raisons de se sentir déprimé. Il exprimait le sentiment de beaucoup d’autres dans l’ASL, un thème récurrent que j’ai entendu tout le long du mois où j’étais sur le front. "Pourquoi le monde nous a-t-il abandonné pour nous laisser mourir?"

Et je n’avais pas de réponse !

Alors j’ai passé un mois à trouver des excuses quand on me posait cette question si douloureuse. J’ai reproché leur abandon à la diplomatie internationale, aux élections américaines et à la Russie. J’ai inventé des explications compliquées sur les ventes d’armes au régime d’Assad et les manœuvres des Etats-Unis, la politique américaine et tout ce qui me venait à l’esprit. Mais, ils savaient, et je savais, que je n’avais pas les bonnes réponses cette fois-ci. J’étais là en Syrie, le soir je m’endormais et le matin je me réveillais aux bruits des avions qui nous bombardaient, tous les jours je marchais dans le sang des civiles morts qu’on avait amenés à l’hôpital et je regardais les combattants qui rechargeaient soigneusement les chargeurs de leurs AK-47 avec des balles – à 2 dollars chaque balle – qui ne pouvaient pas atteindre des avions, qui ne pouvaient pas pénétrer des chars et ne pouvaient pas trouver des snipers.

Je n’avais rien à leur dire. Certainement pas la vérité. Oui, le monde vous a abandonné pour vous laisser mourir, pour qu’on emprisonne vos familles et qu’on viole vos femmes. Et pas juste les femmes, car l’armée syrienne aime bien violer les hommes, les femmes et les enfants et quelquefois on oblige la famille à regarder pendant qu’ils violent leurs victimes. Des vidéos sont sorties où on prétend que l’armée syrienne coupe les têtes avec des tronçonneuses ou qu’ils enterrent des gens vivants, mais les syriens sont beaucoup plus choqués quand ils regardent un président américain qui parle des horreurs de la guerre en Syrie, et cependant ne fait rien pour leur venir en aide.

Cette situation met un américain mal à l’aise, un américain fier de son pays comme moi, de se trouver dans une situation où il doit trouver des excuses pour son pays. On se sent sur la défense et déloyal si on reconnaît la validité de ces critiques. Quelques fois vous vous mettez en colère discrètement mais vous n’êtes pas sur si vous êtes en colère contre les syriens, votre gouvernement ou vous-même. Il est dur de défendre l’indéfendable surtout quand vous êtes d’accord avec les critiques des syriens, mais vous essayez parce que c’est néanmoins votre pays et malgré l’abandon du peuple syrien par l’Etats-Unis, c’est quand même le seul pays sur terre qui a fait plus pour la liberté que tout autre pays dans l’histoire.

Les syriens savent que la guerre sera longue! La plupart croient toujours à la victoire même s’ils savent que la victoire est un rêve distant qui pourrait prendre des années à atteindre. L’histoire n’est pas une question d’opportunité les guerres civiles à travers l’histoire ont duré en moyen sept à quinze ans et la Guerre Civile Libanaise (le voisin de la Syrie avec une population sectaire similaire) a duré quinze ans.

Le fait est que la guerre civile syrienne vient de commencer. Assad pourrait tomber d’ici quelques années, peut-être plus vite avec le soutien de l’Occident ou un autre développement dramatique. Mais la guerre après la guerre pourrait se déchaîner pendant quelques années de plus.

Mais tout ceci n’a pas d’importance, et surtout cela n’a pas d’importance pour le commandant de l’ASL qui ne cesse de se poser des questions sur la révolution. Ce sont des questions académiques qui appartenaient à l’arrière salle quand on a pris la décision de se soulever contre le régime. Cela n’a pas d’importance maintenant, il n’y a pas de retour en arrière. Le seul chemin est celui vers la victoire et à tout prix.

"Nous nous battrons ou nous mourons. Nous n’avons pas le choix maintenant." Il a raison.